Interview Lionel Rabiet Président de la commission Tourisme Responsable des EDV
Tour Hebdo : vous êtes Directeur & fondateur de Voyages d’exception et Président de Entreprises du Voyage Île-de-France. Vous présidez aussi la commission Tourisme Responsable des EDV ce qui m’autorise à vous interroger sur le tourisme responsable dont tout le monde en parle en ce moment. Comment analysez-vous la situation ?
Lionel Rabiet : Le “tourisme responsable” existe depuis longtemps. Le Code mondial d’éthique du tourisme date de 1999 par exemple. Mais il faut bien comprendre de quoi on parle, car c’est devenu un terme “générique” que certains utilisent un peu à tort et à travers. Un tourisme responsable selon l’Organisation mondiale du tourisme : C’est ‘’un tourisme qui tient pleinement compte de ses impacts économiques, sociaux et environnementaux actuels et futurs, en répondant aux besoins des visiteurs, des professionnels, de l’environnement et des communautés d’accueil”.
Quand cette notion a émergé, l’enjeu essentiel était d’assurer la redistribution des richesses vers les pays de destination et de protéger les écosystèmes de ces pays parfois malmenés par le tourisme de masse. Depuis les années 2005/2010, il y a eu un vrai changement de mentalité chez de nombreux opérateurs des initiatives ont été prises sous l’impulsion de l'association ATR*. Il reste encore d’immenses progrès à réaliser, mais les TO et les destinations en sont conscients et mettent en place des politiques visant à développer un tourisme qui leur profite plus économiquement et écologiquement. Le chemin est ardu, mais il existe !
Aujourd’hui, quand on parle de “tourisme responsable”, le sujet qui vient immédiatement à l’esprit, c’est celui de l’impact sur le réchauffement climatique. C’est tout nouveau à vrai dire. Il y a 5 ans, personne ou peu, n’en parlait. La prise de conscience a réellement débuté 2 ans avant le Covid avec notamment l’essor du Flyg Skam**. Un phénomène plus médiatique qu’autre chose, mais qui a fait émerger une réalité largement occultée jusqu’alors : l’aviation, donc le voyage moyen et longue distance, contribue à réchauffer l’atmosphère. La Covid et les manifestations de plus en plus fréquentes de ce grand dérèglement climatique ont renforcé ce sentiment de “il faut faire quelque chose !”. La vraie question, c’est “quoi ?” Alors que, nous le savons, le voyage en avion décarboné n’existe tout simplement pas aujourd’hui.
Pour autant le voyage ne représente ‘’que’’ 3% à 3,5% des émissions de Carbonne dans le monde, pourquoi est-il si stigmatisé ?
Tour Hebdo : Pour au moins 3 raisons. D’abord, cette estimation semble sous-estimée. En effet, elle n’intègre pas l’effet sur le climat des traînées de condensation des avions. Pourtant, cet impact, selon certaines études, serait du même ordre que celui lié à la combustion du kérosène par les aéroplanes ! Donc, le chiffre “réel” serait plutôt de 6 à 10 %. Deux autres arguments doivent aussi être pris en compte. D’abord le constat que le transport aérien ne concerne que 5% de la population mondiale et seulement 1% pour les voyages internationaux. 1% de la population mondiale qui génère plus de la moitié du CO2 produit mondialement par l’aviation, cela interpelle forcément. Enfin, j’ajoute que selon certains rapports, compte tenu de l’accroissement attendu des usages du transport aérien et de l’évolution technologique de sa décarbonation par rapport aux autres usages, la part de l’aérien dans les émissions de carbone pourrait dépasser les 20% dans les prochaines années.
Tour Hebdo : Alors ?
Lionel Rabiet : Voilà pourquoi, comme l’a répété Jean-Pierre Mas lors de notre convention en République Dominicaine : « Je pense que le discours type “on ne représente que 3% du CO2, laissez-nous vivre” ne peut tenir ». Tout comme “Ce n’est pas moi, c’est les autres” en montrant du doigt les autres grandes sources de CO2 comme l’alimentation, le chauffage et la climatisation ou tout simplement la production des matériaux***.
Tour Hebdo : Vous ne nous laissez pas beaucoup de choix ?
Lionel Rabiet : Non car c’est la réalité. Si l’on veut combattre ou faire évoluer cette problématique, la première chose c’est de la comprendre et de la reconnaître. Car si on passe à côté du mouvement “anti-avion” qui ne va que s’intensifier, on ne peut pas agir et défendre notre industrie. Voilà pourquoi je pense que tous les professionnels du tourisme doivent se former sur le sujet du dérèglement climatique. TravelPro et Agir pour un Tourisme Responsable proposent d’ailleurs d’excellentes formations sur le sujet.
Tour Hebdo : Quelles sont les solutions ?
Lionel Rabiet : Notre action, selon moi, doit se faire à deux niveaux : sur le concret en étant acteur de la décarbonation de notre secteur, mais aussi sur l’image et la perception sociétale du voyage en rappelant ses vertus essentielles pour la marche de l’humanité.
Tour Hebdo : Que veut dire “acteur de la décarbonation” pour un agent de voyages ?
Lionel Rabiet : Nous faisons partie d’un écosystème où ce sont nos fournisseurs essentiellement qui émettent du carbone : les compagnies aériennes bien sûr, mais aussi les compagnies de croisières, les sociétés de transport, les hébergements. En tant qu’agent de voyages, nous pouvons avoir un impact sur ces fournisseurs en favorisant dans nos choix et nos négociations, ceux qui sont les plus vertueux. C’est ce que font par exemple les membres de l'association ATR. C’est aussi une évolution marquée dans le domaine du business travel. De plus en plus de grands comptes demandent à ce que leurs voyages soient plus sobres en carbone. L’agence va donc proposer des solutions favorisant les modes de déplacement doux quand ils sont possibles, va choisir les compagnies aériennes selon leur impact carbone résiduel de nos voyages. Et puis, bien sûr, il reste la possibilité de s’engager dans la contribution carbone en investissant dans des projets de solidarité climatique comme la plantation d’arbres, qui génèrent des crédits carbones certifiés. Évidemment, ce n’est pas parfait, mais ça reste malgré tout un moyen certain de réduire l’impact carbone résiduel de nos voyages. Mais, j’insiste, nous avons aussi un rôle d’information et de prescription vis-à-vis de nos clients. Montrons-leur qu’il est possible de réduire l’empreinte carbone en faisant tel choix plutôt que tel autre. En favorisant les vols directs, en restant plus longtemps à destination, ce qui implique un nombre moins important de voyages dans l’année par exemple. C’est ça la transition.
Tour Hebdo : Transition ?
Lionel Rabiet : À moins de réserver le voyage au déplacement à pied, à vélo, en train et encore dans les pays où l'électricité est entièrement décarbonée -même en France, ce n’est pas totalement le cas- le voyage 100% neutre en carbone n’existe tout simplement pas. Donc la question n’est pas de supprimer l’empreinte carbone des voyages, mais de la réduire avec les moyens technologiques qui sont actuellement à notre disposition. Voilà pourquoi on doit parler de “transition”. Et les agents de voyages ont vocation à être les moteurs de cette transition.
Tour Hebdo : Que faire du coup sur “l’image de la profession” que vous évoquiez plus tôt ?
Lionel Rabiet : Là aussi, il faut prendre conscience d’une nouvelle réalité qui n’est pas agréable à entendre : l’image du voyage se dégrade auprès des nouvelles générations mais pas uniquement. L’impact sur le réchauffement climatique vient à prendre le pas sur tous les autres bienfaits perçus du voyage. Cette perception, illustrée par exemple par le saccage d’une agence de voyages Selectour il y a quelques jours, est alimentée par de nombreuses organisations qui dénoncent les fortes émissions des voyages en avion comme le Shift Project ou Greenpeace. Ces associations ont une vision du monde qui n’est pas la nôtre, mais elles sont très organisées. Elles interviennent auprès des médias et des étudiants avec un discours très construit que nous devons entendre pour y répondre.
Tour Hebdo : Comment ?
Lionel Rabiet : D’abord, en montrant que nous sommes conscients de nos responsabilités environnementales et que nous agissons. Ensuite, en défendant les valeurs du voyage qu’on ne peut et qu’on ne doit pas réduire à son empreinte carbone. Je pourrais citer, les centaines de millions d'emplois générés dans le monde, le développement économique dans les pays où le tourisme est la principale ressource économique, la valorisation du patrimoine naturel et culturel, les liens entre les hommes, etc. sans compter le droit au dépaysement, le droit à la découverte, le droit d’aller voir sa famille qui habite sur un autre continent, le droit aux vacances tout simplement.
L’essor du voyage, tous les experts le disent, contribue à développer les échanges entre les nations et à améliorer la compréhension de l’autre avec une réduction des conflits. Prendre le chemin contraire en abolissant ou en réduisant les voyages lointains ne pourrait mener qu’à l’effet inverse. Je crois profondément que supprimer le voyage en avion ou le réserver à une élite aurait en réalité des conséquences bien plus terribles que l’impact positif sur les émissions de CO2. Le rappeler, c’est tout simplement défendre nos valeurs. Nous devons le faire individuellement et collectivement pour relever le défi de l’urgence climatique qui nous invite à nous réinventer. En bref, il faut montrer que nous faisons partie de la solution et non pas du problème. C’est tout le sens de la déclaration de Glasgow signée par de nombreux acteurs du tourisme en Europe, dont les Entreprises du Voyage.
Tour Hebdo : Quelles sont vos initiatives au niveau des Entreprises du Voyage ?
Lionel Rabiet : La commission “Tourisme Responsable” des EDV, créée par Jean-Pierre Mas, a moins d’un an d’existence. Nous avançons lentement, mais nous avançons sûrement. Trois projets sont très prometteurs : le premier c’est SUSTOUR mené par l’ECTAA dont EDV et le SETO sont membres. Une enveloppe de près de 90 k€ va être allouée à une trentaine d’agences de voyages et TO français pour leur faire adopter le label Travelife qui est une certification européenne reconnue. Ce label est une première étape vers des certifications plus exigeantes comme celles promues par ATR en France.
Le deuxième, c’est la mutualisation des compétences s’agissant de la contribution carbone. Le SETO y travaille sérieusement depuis 2 ans grâce notamment à l’expérience de Voyageurs du Monde.
Enfin, il y a la question de la formation. Nous devons trouver les moyens de la développer auprès des professionnels, en s’appuyant notamment sur TravelPro formations.
Un autre sujet, c’est le calcul de l'empreinte carbone. Nous regardons plusieurs initiatives, dont celle lancée récemment par les compagnies aériennes qui proposent un outil permettant de calculer avec un niveau de précision jamais atteint le taux de CO2 généré par un vol donné.
*ATR : Agir pour un Tourisme Responsable
** Flyg Skam : littéralement la honte de prendre l’avion en suédois
*** entre 15 et 25% du total du CO2 produit pour chacune de ces sources